Patrick Rambourg, historien et auteur spécialiste de l’art de table, raconte comment la France a progressivement adopté la fourchette.
Fourchettes, mains, baguettes ? Les Décodeurs se sont intéressés à la manière de manger au quotidien des 7,5 millions d’habitants de la planète. Patrick Rambourg, auteur de L’Art et la Table (Citadelles & Mazenod, 2016), raconte comment les trois ustensiles ont traversé l’histoire de la table en France.
3,3 milliards d’humains utilisent des couverts
Cette carte représente les pays dans lesquels on utilise des couverts pour se nourrir ; en bleu, ceux dans lesquels cette utilisation est exclusive et en violet, ceux où on utilise aussi d’autres moyens (une cuillère, ses doigts, des baguettes). Pour les élites au Moyen Age, aux XIVe et XVe siècles. Les seuls couverts qui apparaissaient alors sur la table, c’était un couteau, voire une cuillère, que le convive apportait lui-même. La fourchette existait déjà en Italie dès le XIe siècle : il s’agissait des petites fourches à deux branches utilisées par les femmes. Mais la main était l’ustensile le plus répandu pour les pauvres comme pour les élites.
Comment la France s’est-elle convertie à la fourchette ?
Contrairement à une idée répandue, cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, à la Renaissance, avec Catherine de Médicis. A la cour du roi Henri III, on essaie déjà d’imposer la fourchette, mais elle est considérée comme maniérée et féminine. Nous avons des textes qui montrent qu’à la cour les gens se moquent de ceux dont l’aliment tombe de la fourchette. Il faut apprendre à l’utiliser. La main, c’est naturel, la fourchette, c’est culturel.
A la mort d’Henri III, dans un premier temps, elle est utilisée pour se servir dans le plat commun, alors qu’on se servait avant avec les mains. Puis on mange sa part avec les doigts. Elle apparaît ainsi dans l’iconographie du XVIe siècle, où elle ne servait pas à porter l’aliment à la bouche. Aux XVII et XVIIIe siècles, elle est présente sur la table des riches, mais son usage n’est toujours pas systématique.
Louis XIV mange avec ses doigts tandis que la reine tient une fourchette. Puis la haute société s’y convertit progressivement. Au XIXe siècle, la fourchette n’est plus considérée comme élitiste, notamment grâce à la création en 1760 des restaurants publics, qui peu à peu s’adressent à tous les groupes sociaux, grâce aux auberges et aux cabarets. Mais dans les campagnes, on pouvait encore manger avec ses doigts au XIXe siècle.
Dans de nombreuses parties du monde, manger avec ses mains est considéré comme civilisé. En France, pour certains mets – les cuisses de grenouille par exemple –, on utilise les doigts.
3,5 milliards d’humains se nourrissent avec leurs doigts
Cette carte représente les pays dans lesquels on utilise ses mains pour manger. La couleur diffère selon que l’on utilise simplement ses doigts, ou des ustensiles en plus, comme souvent une cuillère.
Pourquoi la fourchette s’est-elle imposée contre l’usage des mains ?
Le traité d’Erasme prend comme comparaison les animaux. Il influence beaucoup les manières de manger. Cela passe par les élites : il y a l’idée que celui qui se tient bien à table, c’est celui est en haut de la société. Petit à petit, il faut que la main ne touche plus la denrée. Il y a, par ailleurs, une question d’hygiène qui s’impose. La fourchette et les couverts ont contribué à une meilleure civilité à table. Mais pour nos ancêtres, il a fallu du temps.
Selon Confucius, le recours au couteau est barbare et il doit être éloigné de la table. Ce genre de réflexion a-t-il déjà existé en France ?
« Le vrai danger, ce n’est pas l’ustensile, c’est le convive ! »
Je n’ai pas souvenir d’avoir rencontré cette association d’idées, mais la forme du couteau évolue en France. Il était pointu au Moyen Age pour piquer la viande chaude. Au fil du temps, à mesure que l’usage de la fourchette se diffuse, permettant de manger une cuisine plus tendre, plus saignante, le couteau s’arrondit, il devient moins aiguisé, moins dangereux. Mais le vrai danger, ce n’est pas l’ustensile, c’est le convive !
N’oublions pas non plus que les Européens ont été très présents en Chine, pays qu’ils se sont partagé politiquement. Or, ils n’ont jamais réussi à imposer la fourchette sur la table : c’est la force d’une culture, d’une civilisation. Si le monde occidental a pu imposer beaucoup de choses dans le monde, on voit bien qu’au niveau de la table c’est plus complexe. Les baguettes restent très représentatives de la culture asiatique. Et puis, quand on apprend enfant à manier un ustensile, cela devient une habitude de vie, tout simplement.
William Audureau